Lorsque, ce matin-là, s’affranchissant et des lois de la raison et des morsures d’un froid que nul autre avant eux sans doute eut jamais à affronter, ils quittèrent le dernier camp de leur expédition, ils savaient pertinemment qu’ils partaient pour l’étape ultime d’un périple insensé, la dernière course qui allait les mener aux rivages incertains de cette terre inconnue vers quoi tous leurs efforts avaient tendu, des mois durant, épuisant sans relâche leurs muscles autant que leurs nerfs dans le meilleur des aciers pourtant trempés.
Après quelques heures de marche, d’abord facilitées par les traces providentielles de quelque expédition de devanciers imprudents qui se seront lancés, mal armés contre les chutes de mercure, à la conquête du sommet avant eux, ils rencontrèrent bientôt ces étendues vierges et nues dont leur courage et leur abnégation avaient, les nuits précédentes, fait tant de rêves tantôt glorieux et tantôt misérables. Leur progression, alors, fut implacablement ralentie par l’épaisseur considérable des champs entiers de neige légère accumulée dans les combes par les tempêtes brutales des jours écoulés qu’ils auraient maintenant à traverser continûment. Ils savaient qu’ils n’avaient pas le droit de s’arrêter. Vaincre ou mourir. Il n’était pas d’alternative confortable qui leur fût un possible secours. Il fallait aller jusqu’au bout…
Ils y allèrent. Ils forcèrent le destin, à coups de pas rageurs et déterminés, fendant la neige comme les caravelles des navigateurs d’autrefois fendaient l’écume et laissant dans leur traces les envolées lyriques d’une chevauchée des Walkyrie des temps nouveaux. Ils étaient grands, ils étaient beaux, ils sentaient bon le sable chaud…
Et soudain, comme émergeant d’un songe irréel et fantastique, ils virent le dernier des sommets inviolés se dresser dans l’horizon sublime de leur marche conquérante. Il était là. Rehaussé d’un monticule de pierres accumulées ici, pareils aux cristaux de glace s’agrégeant autour d’une infime particule pour former des flocons, par les caprices du vent.
Le dernier des pôles du monde avait été vaincu. Lui qui avait résisté à tant de siècles de conquêtes et tant de noble folie, voilà qu’il rentrait tout d’un coup, sagement, dans les dictionnaires et les encyclopédies. On l’y trouvera désormais à la page des « V ».
« V » comme victoire.
« V » comme Vieriou.
« V » comme « Vé ! t’as vu c’qu’y a d’écrit sur la neige ? »
Sur la neige, ils signèrent pour la postérité. Pour que l’on sût, au cas où la descente leur eût été fatale, qu’ils y étaient parvenus. Qu’ils l’avaient fait. Avec pour seul viatique, les persévérants battements d’un coeur pas moins grand que la forêt…
Et puis ils redescendirent. Croisant la mort, sur leur passage, qu’une expédition de musaraignes japonaises ayant tenté la folle ascension par la face nord aura, quelques années auparavant, rencontrée avant eux. Repoussant à presque chaque pas les assauts perfides de taillis entiers de buis sournois et carnivores. Se trouvant arrêtés au devant de gorges infranchissables et rejetés sans cesse de talwegs en ravins périlleux.
Mais ils redescendirent. Et gagnèrent le camp. Ils étaient vainqueurs. Et ils étaient vivants.